Patines de vieillissement artificiel des jades chinois
par Dr E. Gonthier, Ethnominéralogiste, Département de Préhistoire MNHN
Mr. Laurent Schroeder, historien d’art
Introduction
Des trafics illicites de mobiliers gemmologiques et archéologiques non déclarés en douane, diffusent annuellement quantités d’objets en «jade» avec des origines, des substances et des factures douteuses qui, dans le milieu des collectionneurs d'art, sont appelés «faux jades».
Ce sont des statuettes d'art «antiques», des perles, des tablettes, des plaquettes, des cercles percés… souvent d'origine asiatique ou simplement taillés en Asie, en jade ou en d’autres pierres gemmes de couleur verte (bowénite, serpentines, marbres ophiolithiques, fluorite, aventurine …). Copies, fac-similés, ces objets de toutes tailles sont plus ou moins bien réalisés et vendus grâce à des trésors d'ingéniosité par des escrocs sur les étals de marchands de tapis dans les déballages de rue notamment et chez certains antiquaires peu scrupuleux qui ont pour argument la «préciosité» de la pierre et l’origine « suivie » d’une vieille collection mise en vente.
Acquérir un objet en jade n’est pas facile. Les pièges sont nombreux. Il faut vérifier tout d’abord qu’il s’agit bien de jade, puis examiner le style, la gravure, etc. L’ancienneté est toujours relative et même en Chine il est difficile, si l’objet n’est pas collecté en fouilles contrôlées, d’être certain de son authenticité. Pour déjouer ces pièges, il faut comprendre ce que le jade représente symboliquement pour la culture chinoise, puis pour la culture européenne et pourquoi un tel attachement est voué à cette substance magnifique.
Chine d’avant le jade
L’histoire du jade dans le monde et dans les civilisations, épouse la Chine comme l’histoire de la Chine épouse le jade. On ne peut pas imaginer de mariage plus fusionnel que celui-ci. L’Amérique centrale a produit des civilisations qui ont aussi affectionné cette pierre avant tout pour des rituels, mais son importance, sa longévité y sont sans aucune mesure avec celles qu’elle a en Chine. L’attachement millénaire du peuple chinois à cette matière est religieux, social, symbolique, superstitieux et quasiment génétique depuis 7000 ans. Et pour tout dire, assez inexplicable et impénétrable pour nous occidentaux, qui avons avec nos pierres précieuses des rapports beaucoup plus rationnels et qui avons délaissé le travail de ce minéral depuis les périodes néolithiques et mésolithiques.
L’utilisation du jade dans la préhistoire n’est pas connue depuis les temps les plus archaïques. Il a fallut un certain temps avant que les premiers hommes se décident à le considérer pour ce qu’il est devenu depuis. Les gisements de l’homme de Lantian datés d’environ 800 000 ans av. J.-C. et découverts dans le Shaanxi en Chine centrale, ont laissé des traces d’activité humaine et de l’outillage en pierre comme le silex, mais pas de jade. Le Sinanthrope (environ 700 000 ans av .J.-C.), découvert en 1929 à Zhoukoudian (localité I) près de Beijing (Pékin), a livré sur son site du matériel lithique, en particulier des éclats de silex, de grès et surtout de cristal de roche transparent. L’arrivée des homo erectus (400 000 – 200 000 ans av. J.-C.) dans la province d’Anhui et la présence de l’homme de Hexian daté de 280 000 - 240 000 ans av. J.-C.; puis celle de l’homme de Dali, daté de 300 000 – 200 000 ans av. J.-C., exhumé dans la province de Shaanxi, ont révélé un important outillage en quartzite et des silex de petite taille. Mais toujours pas de jade. Enfin ce fut la colonisation par les homo sapiens dans la province de Guangxi Zhuang au sud de la Chine. L’homme de Liujiang (68 000 ans av. J.-C.), puis l’homme de Zhoukoudian (33 200 – 10 175 ans av. J.-C.) de la grotte supérieure n’ont livré que du matériel en quartzite et des éléments de parure perforés en os et en dents.
Il faut attendre les découvertes récentes au sud et au nord de la Chine pour enfin découvrir les premières utilisations du jade. Ce sont les sites géographiquement éloignés et les cultures contemporaines de Hemudu et de Hongshan (–5000 ans av. J.-C.), de la région du bas Yang-tse-kiang (Yangzi) qui certainement livré les premiers objets en jade. Puis ceux de la culture de Qingliangang (4000 - 3000 ans av. J.-C.) contemporaine de la culture de Longshan dans la basse vallée du fleuve Jaune ; et enfin ceux de la culture de Liangzhu dans la région de lac Tai, ont livré de la céramique et de très nombreux objets de jade.
Le jade des traditions anciennes
Très vite, la culture matérielle (outils et éclats) a évolué en des fonctions cérémonielles, emblématiques, prophylactiques, puis ornementales. Du fait de moyens techniques lapidaires peu évolués, ces jades néolithiques furent très longtemps de facture archaïque ou dépouillée, mais non sans une grande puissance évocatrice en dépit de leurs formes simples. L’approvisionnement en pierre se faisait apparemment sans trop de peine. Les techniques d’exploitation en étaient encore à leurs balbutiements et les sites d’exploitation se situaient dans des zones éloignées. Les jades restaient une substance localement rare et leurs gisements furent rapidement épuisés. Les objets se présentaient au départ sous forme de plaquettes, rarement transparentes et plutôt translucides à opaques, travaillées succinctement. Ce matériel a participé à la confection d’armes rituelles et a joué un grand rôle dans l’armement de cette période jusqu’à la dynastie des Han (206 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.). Des pouvoirs étaient accordés au jade-néphrite comme celui de protéger celui qui le portait brut ou taillé. Cette protection s’étendait à la fois à la vie présente et future et, pour le cas des jades des Han de l’ouest (23-220 ans), au culte des ancêtres. Ces derniers, associés au culte des ancêtres, étaient fabriqués pour accompagner les défunts. Plus tard encore, le monde de l’au-delà du taoïsme attribua au jade des pouvoirs magiques, propitiatoires et d’immortalité. Le défunt était inhumé avec une cigale en jade dans la bouche, un cochon dans les mains, des bouchons de jade pour obturer ses orifices naturels, voire pour les plus riches, avec un linceul composé de l’assemblage souple de plus de 2000 plaquettes de jade assemblées par des fils d’or… L’engouement pour cette pierre précieuse entraîna même les membres de la cour à ingérer de la poudre de jade dont les effets aboutirent plus à la destruction de pièces anciennes qu’à l’immortalité attendue…
Les patines naturelles des jades anciens
La plupart des jades archaïques ont pu perdre une partie de leur aspect naturel d’origine. En effet, il ne faut pas oublier que cette gemme monominérale n’est pas systématiquement homogène. Des impuretés chimiques peuvent en modifier considérablement la coloration naturelle dans des zones particulières plus claires ou plus foncées, des veines, des fractures... La dynastie des Shang (1550-1050 av. J.-C.) a su rapidement tirer partie de ces effets esthétiques de couleur et de texture. Les lapidaires savaient tirer partie de telles pierres qui provenaient de Khotan dans le Xinjiang, de Xiuyan dans le Liaoning et de Nanyang au Henan. De la sorte, les pierres acquéraient encore plus de valeur. Par ailleurs, nombre de pierres trouvées dans des dépôts alluvionnaires présentaient une « peau », un encroûtement de couleur brune à orangée. Cette oxydation naturelle se dépose en couches superficielles, comme sur les jades de Hetian (chaîne des Kun Lun).
Pour les archéologues, les jades trouvés en fouilles ne présentent pas forcément leur véritable couleur d’origine. De longs enfouissements dans la terre peuvent modifier dans la masse leur couleur dans des tons jaunâtres, orangés ou bruns. De même, un dépôt superficiel blanchâtre de calcaire, ou un dépôt rouille d’oxyhydroxyde de fer, peut recouvrir tout ou partie de la pierre.
Les jades exposés un temps à la lumière, peuvent présenter des peaux blanchâtres superficielles, patines qui opacifient la pierre jusqu’à changer totalement sa couleur d’origine.
L’altération de la pierre due à l’enfouissement peut même aller, dans des sols humides et acides, jusqu’à une destruction partielle de la matière, comme rongée par des produits chimiques et provoquer des modifications de couleur.
Le contact avec des objets métalliques, comme pour les jades employés en garnitures d’épées, les disques bi sertis de bronze, provoque naturellement une altération chimique en encroûtements rougeâtres à bruns à la suite de l’oxydation du fer, ou par altération du bronze en encroûtements verdâtres à noirs. On remarque aussi que le contact avec les chairs et les tissus en décomposition peut provoquer d’autres types d’altérations par des attaques visibles et profondes de la pierre. Objets funéraires jusqu’à l'époque des Han (206 av. J.-C. - 220 ap. J.-C.), l’enfouissement des jades au contact des défunts a pu les faire réagir avec le milieu : modification de leur dureté, de leur couleur et de leur morphologie ; infiltration et cristallisation d’éléments chimiques secondaires, autant d’indices dans l’expertise de ces jades. Plusieurs termes particuliers sont désignés pour décrire ces modifications : « infiltration de sang » (xiequin), infiltration de mercure (shuiyingin), texture « blanc d'os de poulet » (jigubai), etc. Bien que ces termes ne soient guère appropriés d’un point de vue scientifique, gemmologiquement, ils traduisent ces phénomènes de rougissement, de noircissement et de blanchissement des jades.
Par ailleurs, une couleur blanche caractéristique est aussi issue des pratiques de crémation des corps, fréquents au néolithique. Ces patines artificielles non intentionnelles furent recherchées par la suite comme marques caractéristiques de certains jades archaïques.
Enfin, et selon plusieurs auteurs (1), il est probable que la décoloration complète de certaines pierres fut obtenue artificiellement par les artisans néolithiques de Liangzhu (environ 3000 à 2000 av. J.-C.) par chauffage à des fins techniques, rituéliques ou esthétiques. A titre de comparaison, les néphrites de Nouvelle-Zélande ont quelquefois été chauffées pour imiter l’aspect de la variété la plus prisée, appelée inanga (de couleur blanc perlé, nacré) (2).
Les patines artificielles des jades anciens
Sous la dynastie Ming, les lithograveurs et lapidaires de la ville de Suzhou et de Pékin faisaient déjà état de ces altérations naturelles. Les traditions de fabrication de patines artificielles se sont transmises et parmi elles l’immersion dans des acides et dans certaines teintures. Elles ont apporté une illusion de vieillissement des jades qui a été encouragée par les dynasties chinoises successives, considérant sans doute que cet aspect antique des jades apportait une charge affective supplémentaire aux pierres. Singulièrement depuis les Song (960-1279), l’élite chinoise a eu à cœur d’honorer la gloire de ses ancêtres, ce qui nous permet aujourd’hui de mieux connaître les dynasties précédentes grâce aux études historiques réalisées à cette époque (le Bogotulu publié en 1123, est un catalogue de la collection d’antiquités de la cour des Song). On ne peut malheureusement donner à ces écrits qu’une caution relative, car ils avaient notamment pour but, en montrant la grandeur de leurs prédécesseurs, d’asseoir la gloire des régnants au détriment de la stricte vérité historique.
D’où la recherche de l’objet « ancien » en Chine, devenue traditionnelle par la suite. Elle ajoutait de la valeur à ce matériau dont les gisements étaient encore rares ou difficiles d’accès pendant la plus grande partie de l’histoire chinoise. Cette valeur est enfin amplifiée par les difficultés technologiques de la taille du jade ; par l’énergie nécessaire à son extraction en montagne ; par le ramassage des galets sédimentaires et alluvionnaires dans le lit de certaines rivières comme la Tarim ; et enfin par l’acheminement vers les ateliers de Nankin et de Pékin. On comprend que les besoins en jade ont dû être une motivation assez forte pour contraindre les Chinois à maintenir les contacts avec leurs voisins Uygur du Xinjiang par exemple, dans le Nord-Ouest de la Chine.
Il a fallu attendre la période Qing, du XVIII° siècle au début du XIX° siècle pour que la Chine ait un accès direct aux zones de productions de jade, consécutivement à la conquête de nouveaux territoires comme l’actuel Xinjiang, après la reddition des armées musulmanes et dzoungares (ancien Turkestan). Une production énorme d’objets aux formes les plus variées et surtout aux dimensions imposantes peut dorénavant avoir lieu. Ce qui aboutit sous Qian Long (1736-1796) à l’apogée de la technique du jade, liée à l’emploi d’un outillage toujours plus sophistiqué (tours de taille, abrasifs de taille et de polissage, scies…). Les lapidaires chinois travaillant essentiellement à la main et au tour manuel, ont ainsi pu décliner en très grand nombre les formes et les styles inspirés principalement des bronzes de l’antiquité.
Mais le temps nécessaire à toutes ces réalisations était extrêmement long. Fastidieux travail qui sera au XX° siècle grandement facilité par l’outillage électrique, révolution technique qui entraîna la perte des techniques archaïques des anciens artisans, mais aussi une certaine facilité à expertiser les contrefaçons.
Dans la continuité : copies d’anciens ou anciennes copies ?
Cette production quasi-ininterrompue de copies d’objets anciens depuis la fin du néolithique reste un véritable fait culturel. Le jade est un médium qui traduit à travers l’art et l’artisanat les valeurs permanentes de la civilisation chinoise, pour beaucoup déjà identifiables dès le néolithique. L’iconographie, les formes et les thèmes du jade ont été appliqués et réadaptés par chaque dynastie ; là réside la difficulté majeure pour dater un jade sorti de son contexte archéologique. Insigne du rang social, le jade permet à son propriétaire de se donner une légitimité et une respectabilité auprès de la population.
Sous les Song fut ainsi instaurée une manufacture impériale de copie des jades archaïques. Car dans la Chine ancienne, reproduire n’est pas copier, mais honorer le passé. Dans la pensée chinoise, un jade « ancien » n’est pas un jade historiquement ancien, mais un jade fidèle dans sa forme, dans sa symbolique, dans son sens, aux anciennes traditions. Pire encore, des pièces archaïques véritables ont été au cours des siècles, déterrées puis ré-enterrées, recolorées, repolies, retaillées, etc. Une même tombe, même inviolée, peut fournir ainsi des mobiliers d’époques très différentes et nous faire ainsi perdre tout repère chronologique, d’autant qu’il est très rare que des jades soient mêlés à des vestiges de matière organique (tissus, végétaux…) qui permettent une datation scientifique.
Cette glorification des valeurs du passé a connu son sommet sous le règne de l'empereur Qian Long (1736-1796), période d'apogée de l'art lapidaire du jade. Qian Long en effet admirait particulièrement les jades archaïques. Il les a amplement fait copier ou retoucher, quelquefois à sa propre gloire en y apposant des poèmes de sa création. Cette réappropriation des objets d’art existants a entraîné des confusions de genre, complexifiant encore les difficiles datations archéologiques.
Au XIX° siècle, a suivi un déclin progressif de l'art du jade, accéléré par la chute de l'empire et la main mise des puissances étrangères sur le pays.
Les années 1980 enfin, ont été inondées de faux jades archaïques, notamment en Chine.
Aujourd'hui, les productions du jade sont essentiellement tournées vers la bijouterie-joaillerie, et secondairement vers la reproduction de tous styles et toutes époques, voire vers des objets exclusivement destinés à l'exportation avec une tendance flatteuse et très marquée par et pour le goût occidental. Les jades de « style étranger », yangzhuang, ont été particulièrement exportés au début du XX° siècle.
Pour séduire ces marchés tant extrême-oriental qu'occidental, tous les moyens ont été utilisés, même les plus mauvais.
Quantités de faux délibérés inspirés de toutes les époques et principalement du XVIII° siècle, sont diffusés parce que très proches du goût des acheteurs actuels. A la demande d’une certaine partie du marché international de l’art, des reproductions de plus ou moins bonne qualité sont réalisées et vendues soit en tant que copies, soit, et c'est là que l'on doit être vigilant, pour des authentiques. Ces faux sont destinés à tromper des acheteurs peu avertis à coup de dizaines ou de centaines de milliers de dollars.
Depuis le règne de Qian Long, l’accès aux mines de jadéites birmanes a permis la taille de très nombreux objets exclusivement décoratifs. La préciosité du jade-jadéite ne réside plus que dans son aspect, ses jeux de couleur, son apparence ; le caractère quasi-sacré du jade-néphrite appartient définitivement au passé.
Aujourd’hui, tous les traitements sont bons pour imiter ou améliorer la très précieuse jadéite impériale translucide à la couleur vert émeraude, qui s'arrache pour des fortunes sur le marché asiatique de la bijouterie.
Pour s'assurer la vente de ces faux et de ces jades « améliorés », les vendeurs qui ne sont pas toujours d'origine asiatique, utilisent le circuit des salles des ventes, des marchés d'antiquités, voire des brocantes. Ils en profitent aussi pour écouler des «jades» taillés dans d'autres matières que la néphrite ou la jadéite comme la bowénite, la serpentine…
Des vendeurs peu scrupuleux peuvent également profiter de la confusion quand à la terminologie « jade » qui est foncièrement différente en Extrême Orient et en Occident. En effet, le terme chinois jade, Yu en pinyin, définit de manière générique toute « belle pierre» ou yushi. Il recouvre ainsi l’ensemble des gemmes décoratives et précieuses de la tradition chinoise. C’est Xu Zhen dans le Shuo Wen Jie Zi, le premier dictionnaire chinois, qui l’a nommé, aux environs de 58-147 sous les Han.
Les jades en Chine sont généralement désignés sous les termes de « jade tendre » ou yingyu pour le jade-néphrite (amphibole), et de « jade dur » ou huanyu pour le jade-jadéite (pyroxène). Cela fait référence à leurs différentes duretés.
Le jade-néphrite est rebelle à la taille par l’acier ; un coup de ciseau à pierre dans une veine peut le faire éclater ; un coup de marteau ne le brisera pas forcément. En ce sens, la jadéite, bien que plus dure que la néphrite est plus facile à travailler. La structure fibreuse de la néphrite en fait la pierre la plus tenace. Elle sera donc travaillée par lente abrasion à l’aide de poudres de grenats, de quartz, et aujourd’hui par du carborundum ou du diamant industriel.
Depuis le début, la Chine a seulement connu et travaillé le jade tendre jusqu'à ce que la jadéite ait été importée de Birmanie pendant la dynastie Qing (1644-1911) ; en conséquence, le terme « jade » se rapporte traditionnellement à ce jade « tendre »; ainsi le jade-néphrite, qui est dénommé zhengyu, ou « véritable jade », est la pierre précieuse qui appartient pour les lettrés à la « culture du jade ».
La jadéite, d’utilisation beaucoup plus récente, est nommée Feicui yu en Chinois ; elle est aujourd’hui, du fait des modes, plus populaire et précieuse que le jade tendre en Chine.
La serpentine ou les serpentinites, de dureté 2,5 à 3,5, sont de dureté plus faible que le jade-néphrite(5 à 6). Ce sont les gemmes les plus fréquemment employées pour imiter les jades archaïques chinois.
Mercantilisme ou imitations ?
Les rapports de police montrent bien les manœuvres de certains marchands fréquemment issus des pays de l'Est. Le scénario de l'histoire est assez récurrent. Les douanes françaises en connaissent bien les tenants et les aboutissants: une vieille dame « qui fut très riche» et qui n'a pas de descendance, cherche à vendre ses biens pour se retirer dans une bonne maison de retraite. Pour cela, ne sachant que faire de ses objets encombrants, cette dame cherche à écouler les magnifiques collections de feu son mari qui fut un « ambassadeur ou un homme politique d'envergure », ce qui en valorise la provenance et qui prouve sa « bonne foi ». Cette collection avait été acquise au cours de longs voyages et après bien des années. Aujourd'hui, ces objets prennent la poussière et la brave femme imaginaire qui n'y connaît absolument rien, brade ses sculptures. Raison pour laquelle, voulant rendre service, le marchand de tapis, ivoires, coraux et jades de mauvaise facture qui se trouve devant vous, écoule la collection avec condescendance.
Ce vaste marché rapporte des centaines de milliers d'euros à leurs vendeurs chaque année. Aucun recours pour l'acheteur, puisque généralement les sommes versées sont payées en argent liquide, et que souvent le vendeur a disparu. Pour ajouter à la bonne foi de ce dernier, celui-ci vous garantit d'avoir de meilleures pièces l'année suivante, et vous promet de reprendre vos achats au besoin, à la seule condition que vous achetiez une pièce plus importante en échange.
L'imitation d'un jade-néphrite archaïque, c'est non seulement la copie de sa forme et de sa technique de gravure, mais aussi l'imitation de la couleur et de sa substance. D'après la littérature ancienne, plusieurs méthodes ont été mises au point depuis très longtemps pour fabriquer de tels objets.
Les couleurs des variétés de jade
Les jades sont très difficiles à distinguer des autres roches ou minéraux du fait d’un spectre de couleurs naturelles très large, allant du bleu-vert, vert, brun, blanc, noir, ocre, rose, bleu, vert noirâtre, etc., sans parler des couleurs naturellement provoquées par les oxydations et teintures dues à la terre, au contact des défunts en putréfaction, ou à la calcination (incinération des corps ou du mobilier funéraire), à l’action des ultraviolets, etc.
L’importance de la couleur et le reflet des jades est aussi liée en grande partie à leur sensation tactile. Par exemple, le jade de couleur blanche peut présenter un toucher « chaud » (variété translucide dite « gras de mouton ») ou une sensation de fraîcheur persistante comme un marbre. Cette différence est très importante dans la culture chinoise. Le jade « gras de mouton » à l’éclat légèrement «savonneux » en fait la variété la plus prisée par la classe des lettrés chinois et aussi une des plus inimitables. Seule la stéatite (talc massif) peut rappeler cet aspect, mais la dureté de cette roche (1 à 1,5 sur l’échelle de Mohs) permet immédiatement de la distinguer (rayure à l’ongle).
Il existe de superbes contrefaçons qui dupent les observateurs aguerris. Mais si la plupart des objets présentent des imperfections et des erreurs de faussaires, malheureusement au fur et à mesure de l’avancement des techniques lapidaires l’expertise devient de plus en plus ardue, voire même très aléatoire.
De son côté, le jade-jadéite présente naturellement des nuances de couleurs alochromatiques très variées allant du blanc au vert extrêmement foncé presque noir, de lavande à mauve, rosé ; du jaune-orange au rouge à brun… La couleur la plus prisée en bijouterie internationale est le vert émeraude ou vert impérial, feicui qui est de surcroît la plus imitée. En Asie, bracelets, bagues, broches, pendentifs, etc. (photo 1), et cela même si la pierre est loin de posséder l'uniformité de couleur et surtout la translucidité de la variété feicui (photo 2) se vendent en quantités phénoménales. Objets de petites tailles ou objets plus grands, les couleurs toujours plus séduisantes, même trafiquées, entraînent une dévalorisation du jade-néphrite plus répandu. La jadéite supplante aujourd’hui la néphrite des anciens lettrés sur les marchés asiatiques, provoquant sa véritable banalisation. Une des particularités du jade-jadéite est d’être parfois polychromique (photo 3). La couleur doit cependant être répartie de manière esthétique et attractive (photo 4), sans présenter de zones de coloration trop fortes. Dans les années 1990, pour imiter leurs variétés de couleur, les jadéite ont subis des traitements radioactifs, pratique qui semble avoir disparue aujourd’hui.
Photos 1 & 2: Pendentif moderne en jade-jadéite vert foncé de Birmanie (Myanmar) ; la belle couleur vert-émeraude est naturelle, mais imparfaite.
Photo 3 : Pendentif actuel en jade-jadéite de Birmanie (Myanmar). La trichromie brun, blanc, vert, est naturelle.
Photo 4 : Le caractère diffus des zonages de couleurs de cette jadéite est tout à fait caractéristique pour ces pyroxénites.
Le travail des jades
Les pierres brutes sont sélectionnées en fonction de leur masse, de leur homogénéité et de leur couleur, puis elles subissent un dégrossissage sur place, ou plus tard dans des ateliers. Il s’en suit un débrutage mécanique ou par chocs thermiques. Les blocs ainsi divisés en morceaux de formes prédéterminées sont épannelés à l’aide de scies à archet ou de meules abrasives circulaires (techniques connues depuis l’époque Shang). Ces étapes conditionnent la forme et les dimensions finales de l’objet. Forées, repercées au fil abrasif, abrasées et gravées à la meule, les pierres sont ensuite polies. Le séquençage de ce travail demandait le concours actifs de nombreux artisans spécialisés.
Les traitements artificiels des jades
Le polissage, dernière étape, représente un long travail manuel qui exigeait autant de temps que la taille elle-même. Il s’agissait d’amener les plages de taille mates et irrégulières à des plans polis vifs et lisses. Parfois, des produits de substitution destinés à compenser et à limiter les temps de finition faisaient employer des produits de recouvrement comme des huiles naturelles ou le sébum de la peau.
Au XX° siècle, est apparue la paraffine qui a remplacée probablement la cire, les vernis ou les laques. Répandue en fines couches dans les zones difficiles d'accès (sillons, trous...) ou sur les surfaces à traiter, la paraffine est liquéfiée à la flamme sans abîmer le jade. Puis elle refroidit rapidement. Même s’il reproduit l’aspect luisant des beaux jades, le rendu des pièces paraffinées n’aboutit cependant pas à la superbe brillance caractéristique des objets polis à la main, mais laisse néanmoins entrevoir un aspect gras, celui des magnifiques jades blancs de Khotan.
L’utilisation de la paraffine comporte d’autres avantages, comme l’incorporation et la fixation de couleurs imitant les oxydations anciennes, par un mélange de colorants ou de pigments. Egalement, elle permet la correction de défauts, voire le masquage de brisures, de cassures, d’esquilles. L’effet de colle de la paraffine liée à des grains de sable ou à des boues plus ou moins colorées, peut faire croire que les pièces proviennent de fouilles. Ce « mélange » inséré dans les rainures, les trous et les à-jours, vise aussi à modifier l'aspect général de la pierre, la paraffine agissant comme diffuseur de couleur.
Mise en évidence de la présence de paraffine
Pour découvrir la supercherie, il suffit de gratter doucement la surface du jade avec une pointe métallique (Photo 5), en la faisant glisser dans les bases des reliefs ou des ronde-bosse. Se créent immédiatement des «copeaux» blanchâtres ou teintés de paraffine, qui se détache en petits résidus d'aspect savonneux ou en lamelles torsadées translucides.
Photo 5 : pendentif en jadéite de Birmanie, bijou actuel. La paraffine donne à la pièce un aspect brillant qui évite un polissage trop fastidieux.
La paraffine est un bon moyen de masquer des imperfections ; quelquefois le collage d'une pièce endommagée (photo 6) est caché par un polissage sommaire. Au centre de la pièce cassée, recollée et repolie grossièrement à la brosse, se trouve un long sillon blanchâtre (photo 7) à bords légèrement arrondis, bordant un léger creux du à l’épaisseur du recollage.
Photo 6: Gwanyin en jadéite vert-pomme naturel et montée sur or - bijou moderne.
Photo 7 : Détail du sillon de recollage.
Les faux jades de fouilles
Les faussaires commettent souvent des «étourderies» que de bonnes observations et un bon sens pratique permettent de déceler. Par exemple, sur ce masque de taotie (photo 8), le sillon longiligne hémicylindrique creusé à la fraise présente une partie droite partiellement retouchée ; alors que la partie gauche restée sans retouche garde son aspect faussement «vieux» (photo 9). Sur d’autres parties de l’objet, la présence d’un grain de sable grossier coincé dans les reliefs (sillons et ajours) fait croire à un enfouissement ancien de l’objet (photos 10 & 11).
Photos 8 & 9: Jade-néphrite blanc, Chine actuelle : la volonté des vendeurs a été de contrefaire un masque archaïque de taotie
Photo 10: Grain de sable de quartz transparent, placé et coincé avec force dans un ajour.
Photo 11: Grain de sable de quartz blanc translucide, placé et coincé avec force dans un sillon de taille.
Les techniques et les outils utilisés en lithogravure
Si les outils traditionnels restent encore utilisés en Chine – notamment dans les provinces éloignées des grands centres urbains - (tour, scie à archet, meules à grains de quartz), les ateliers les plus modernes s'équipent de plus en plus d'appareils électriques, voire du laser ou du jet d’eau à haute pression. Comme tout travail mécanique, il subsiste des stigmates de taille (photo 12). Ceux des outils contemporains montrent des traces caractéristiques du fait du maintien et de la vitesse de rotation régulière. Cela se retrouve sur la plupart des objets (photo 13). Les trous de percements partiels ou percutés (trous de percement unilatéral) réalisés avec des fraises cylindriques diamantées (photo 14) ont des rendements beaucoup plus rapides que les anciennes perforations bilatérales percées à la main (perçage en deux fois) sur chaque côté opposé.
Néanmoins, des erreurs de manipulation existent toujours. Des pièces d’œuvre mal fixées à l’amorce de l’outil abrasif sur le jade peuvent déraper. Les forets cylindriques par exemple, laissent des séries de striures concentriques en « ricochets » (photo 15).
Photo 12 : motif d’« oeil de poisson » sur une jadéite birmane qui illustre les stigmates d'un outil contemporain : le foret tubulaire mû par un moteur électrique. L’angle d’attaque du foret ne varie pas et laisse une perforation droite, rectiligne et franche. Le reliquat cylindrique central non déformé et régulier décrit l’usage d’une perceuse à bras moderne.
Photo 13 : Sujet contemporain en jade-jadéite birman figurant deux moines novices tenant un énorme sceptre ruyi terminé par un champignon d'immortalité. L’usage des fraises cylindriques permet de créer des rondes-bosses plus marquées avec des bords droits, ce que les fraises lenticulaires ne peuvent pas réaliser.
Photo 14 : Trace caractéristique de fraise diamantée au dos de la statuette en ronds concentriques «balle de golf ».
Photo 15 : Tracé dérapé d'une fraise diamantée en lignes concentriques répétés et superposées. Ces à-coups n’apparaîtraient pas de la même manière dans un usinage manuel.
Confusions possibles
- imitations : matières plastiques, résines (détectées à la pointe métallique chauffée) ; les verres teintés (présence de bulles et traces de fusion ; forte densité) ; roches artificiellement teintes (calcédoines baignées ...)
- roches ornementales d’aspect proche du jade : ces roches quasi monominérales diffèrent du jade par leurs nuances colorées et leur cohésion … : serpentine, stéatite, aventurine verte, amazonite, chrysoprase, fluorite, diverses pyroxénites, etc.
Quelques tests simples utiles
- test de dureté à l’aide d’objets en acier (cutter, couteau, aiguille … )
- filtre de Chelsea pour détecter certaines couleurs artificielles
- lampe torche pour déceler par transparence fêlures, zones de couleur, etc.
- loupe à grossissement x 20
- échantillons témoins de jade, aventurine, serpentine … pour leur mise en comparaison
- produits chimiques (acétone, alcool ou essence modifiés) pour la détection de traces de paraffine, de certaines colorations artificielles…
Conclusion
Le jade-néphrite, matière traditionnelle de la Chine archaïque et de celle des lettrés, suscite aujourd’hui des attitudes multiples en Asie et en Europe. Pour les Chinois érudits, il ne s’inscrit plus dans une démarche intellectuelle appartenant à une élite. Le terme « jade », pour une large population, représente une notion à la fois globale et confuse. La légitimité de la reproduction de l’antique, telle que pratiquée jusqu’au XVIIIe siècle environ, n’a plus de mise aujourd’hui et bascule dans la vulgaire copie à large diffusion. La demande mondiale grandissante répond à une logique économique du profit au sein du marché de l’art et des antiquités.
Ce marché en objets anciens se raréfie considérablement et génère quantité de techniques de falsification qui demandent des moyens d’investigation de plus en plus complexes de la part des scientifiques.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir jusqu’où les spécialistes, les archéologues, les préhistoriens… pourront faire la part des choses entre attrait esthétique et réalité historique.
* * * * * * *
Brève chronologie chinoise
Période paléolithique (environ 500 000 av. J.C.)
Période néolithique (6000 – 1700 avant J.C.)
Période
|
Provinces
|
Culture
|
5000-3000
|
Shaanzi-bassin du Huanghe
|
Yangshao
|
5000-4770/4500
|
Zhejiang
|
Hemudu
|
4300-2400
|
Shandong-Jiangsu
|
Dawenkou
|
3800-2700
|
Liaoning-nord du Hebei
|
Hongshan
|
4000-3400
|
|
Songze
|
3900-3000
|
Henan
|
Niaodigou
|
Milieu 3e millénaire
|
Gansu
|
Phase de Banshan
|
3300-2200/3000-2000
|
Sud Jiangsu / Zhejiang
|
Liangzhu
|
2500-2000
|
Gansu
|
Machang
|
3000-1500
|
Gansu
|
Majia yao
|
2500-1700
|
Shandong-Henan-Shaanxi
|
Longshan
|
Premières dynasties
Xia 2207-1765 av. J.-C.
Période des Shang = âge du bronze 1765-1122 av. J.-C.
Dynastie des Zhou de l’Ouest 1122-771 av. J.-C.
Dynastie des Zhou de l’Est 770-221 av. J.-C.
Printemps et Automne 770-481 av. J.-C.
Royaumes Combattants 481-221 av. J.-C.
Chine impériale
Dynastie des Qin 221-206 av. J.-C.
Dynastie des Han 206 av. J.-C.-220 ap. J.-C.
Han de l’Ouest 206 av. J.-C.-9 ap. J.-C.
Han de l’Est 25-220
Epoque des Trois Royaumes 220-265
Epoque des Jin occidentaux 265-316
Epoque des Six dyn. du Nord et du Sud 317-589
Dynastie des Sui 589-618
Dynastie des Tang 618-907
Epoque des Cinq Dynasties 908-960
Dynastie des Song 920-1279
Dynastie des Yuan 1260-1367
Dynastie des Ming 1368-1644
Dynastie des Qing 1644-1911
Shun Zhi 1644-1661
Kang Xi 1662-1722
Yong Zheng 1723-1735
Qian Long 1736-1796
Jia Qing 1796-1820
Dao Guang 1821-1850
Xian Feng 1851-1861
Tung Zhi 1862-1874
Guang Xu 1875-1908
Xuan Tung 1909-1911
Chine contemporaine
République de Chine 1912-1949
République Populaire de Chine depuis 1949
Glossaire
Champignon d'immortalité ou lingzhi (polyporus lucidus) : c’est le fungus sacré, symbole de longévité. Très utilisé sous les Ming et sous les Qing en tant que motif décoratif, il peut être associé avec d’autres symboles de longévité ou de bonheur (le daim, la chauve-souris…)
Budai : Lohan très populaire en Chine, il est figuré sous les traits d'un moine obèse et hilare qui symbolise l'abondance. En Europe, il prend faussement le nom de « magot ».
Lohan : le lohan est la version chinoise du arhat indien (saint bouddhiste), c’est un disciple du bouddha Cakyamuni.
ruyi : sceptre terminé en forme de lingzhi, le ruyi symbole de pouvoir ou de réussite ; sous les Qing, il est fréquemment offert en cadeau dans diverses matières : en bronze, en pierre, en bois précieux.
taotie : représentation de masque de monstre, qui est l’ornement majeur des jades de la culture néolithique de Liangzhu, mais qui a perduré très longtemps sous de multiples variantes. Son sens exact reste à découvrir. Sa force évocatrice a suscité des hypothèses de masque ou de vision chamanique, ou de représentation des forces naturelles.
Bibliographie
(1) citons notamment :
WEN GUANG – JING ZHICHUN-. Chinese Neolithic Jade, A preliminary Geoarchaeological Study, in Geoarchaeology, An International Journal. Vol. 7, no.3, pp.251-5
HUANG XUANPEI-. Ritual and Power, Jades of Ancient China, China Institute in America, New York 1988, p. 10
RAWSON (J.)-. Chinese Jade from Neolithic to the Qing, The British Museum Press, 2002, p.123
(2) KEVERNE (Roger)- FREY (R.)- WALKER (J.)- . Jade. Lorenz Books : London. New York. Sydney. Bath, 1995 ; pp. 225 et 246
LI (H.)- BARTHOLOMEW (T.T.)- KNIGHT (M.)- YU (C.)-. Jades chinois, pierres d’immortalité. Paris : Finkadly-Editions des musées de la Ville de Paris, musée Cernuschi, 1997
GONTHIER (E.)- LEPOLARD (M.)- REINHARDT (A.)-. Le jade, valeur symbolique et terminologie en Occident et en Chine. Paris : Revue de l’A.F.G. n° 147, février 2002, pp. 31 à 34
SCHROEDER (L.)-. Le jade chinois, pierre d’infinis. L’Estampille/ L’Objet d’Art, n° 384, octobre 2003, pp. 60 à 65
SCHROEDER (L.)-. Le jade chinois des Song à nos jours. L’Estampille/ L’Objet d’Art, n° 386, décembre 2003, pp. 72 à 77